La révélation de documents liés à la négociation des accords ACTA (Anti Counterfeintig Trade Agreement – Accords de Commerce Anti Contrefaçon) a fait l’effet d’une bombe le mois dernier, tant ce projet de traité international pourrait s’avérer menaçant pour la sauvegarde des libertés numériques.
Négocié dans le plus grand secret depuis le printemps 2008 par l’Union européenne, les Etats-Unis, le Japon, le Canada, la Corée du Sud, l’Australie et un certain nombre d’autres pays, cet accord entendait à l’origine promouvoir de nouveaux moyens de lutte contre la contrefaçon, tant sous forme physique que numérique. Au fil des discussions, le chapitre d’ACTA consacré à internet s’est étoffé d’une batterie de dispositions, qui bouleverseraient en profondeur l’équilibre de la propriété intellectuelle dans le sens d’une aggravation du dispositif répressif destiné à protéger les droits d’auteur.
Pour lutter contre le téléchargement illégal, l’ACTA prévoirait d’imposer à tous les pays signataires d’engager la responsabilité des FAI (Fournisseurs d’Accès Internet), de mettre en place de manière systématique des mesures de filtrage du réseau et de blocage de l’accès aux sites et d’organiser un dispositif de riposte graduée sans passer par le recours au juge, afin de couper l’accès à internet des contrevenants. L’ACTA consacre par ailleurs à nouveau la notion de DRM (Digital Right Management – Mesures Techniques de Protection) et renforce les moyens de lutte contre leur contournement.
Cette menace n’a à présent plus rien d’hypothétique, puisque les parties ambitionnent de clore les négociations au cours de l’année 2010.
Je ne vais pas entreprendre une nouvelle analyse ou critique des dispositions de cet accord. Je vous renvoie pour cela à la perle ci-dessous dans laquelle j’ai rassemblé l’essentiel des prises de positions publiées ces dernières semaines.
Je voudrais ici prendre le temps de montrer en quoi la menace ACTA concerne directement les bibliothécaires et plus largement tous les professionnels de l’information et appeler à une mobilisation de ces professions pour lutter contre cette Apo©alypse en marche.
Le plus simple pour cela est de repartir du très beau texte « Digital is not different« , la grande déclaration de l’IFLA (International Federation of Library Associations) qui exprime la position des bibliothécaires au niveau mondial sur l’équilibre de la propriété intellectuelle et des libertés (traduction en français sur le site du CFI) :
Les bibliothécaires et les professionnels de l’information reconnaissent que leurs clients ont besoin d’accéder à des oeuvres protégées par le droit d’auteur et aux informations et aux idées qu’elles contiennent. Ils respectent aussi les besoins des auteurs et des ayants droit qui attendent un retour économique équitable de leur propriété intellectuelle. Un accès effectif aux oeuvres est essentiel pour atteindre les objectifs du droit d’auteur. L’IFLA soutient une loi équilibrée sur le droit d’auteur qui favorise la société dans son ensemble, accordant une protection forte et efficace aux intérêts des ayants droits mais aussi un accès acceptable permettant d’encourager la créativité, l’innovation, la recherche, l’éducation et la formation.
L’IFLA soutient le renforcement effectif du droit d’auteur et reconnaît que les bibliothèques ont un rôle fondamental à jouer en contrôlant, mais aussi en facilitant l’accès à un nombre croissant de sources d’information proches et distantes. Les bibliothécaires et les professionnels de l’information font la promotion du respect du droit d’auteur et défendent activement les oeuvres protégées par le droit d’auteur contre la piraterie, l’usage déloyal et l’exploitation non autorisée, dans l’environnement analogique et numérique. Les bibliothèques ont pris conscience depuis longtemps de leur rôle, en informant et en formant leurs usagers à l’importance de la loi sur le droit d’auteur et en encourageant son respect.
[…] L’information est de plus en plus souvent produite sur des supports numériques. Les nouvelles technologies de la communication donnent des opportunités nouvelles permettant d’améliorer l’accès à l’information, en particulier à ceux qui sont désavantagés par la distance ou pour des raisons économiques. Cependant, nous savons que la technologie peut également créer des clivages entre ceux qui ont l’information et ceux qui ne l’ont pas. Si un accès acceptable à des oeuvres protégées par le droit d’auteur n’est pas maintenu dans l’environnement numérique, une barrière supplémentaire sera érigée, qui refusera l’accès à l’information à ceux qui n’ont pas les moyens de la payer.
[…] L’IFLA maintient que, à moins que les bibliothèques et les citoyens se voient accorder des exceptions qui leur permettent l’accès et l’usage sans paiement à des fins qui sont dans l’intérêt public mais aussi conformes aux pratiques loyales, telles que la formation et la recherche, le risque est grand de voir que seuls ceux qui peuvent payer pourront tirer avantage des bénéfices de la société de l’information. Ceci créera un clivage croissant entre les info-riches et info-pauvres.
C’est cet idéal d’un système de propriété intellectuelle équilibré (dont j’ai déjà essayé de parler dans S.I.Lex) accordant une égale dignité au droit d’auteur et aux libertés fondamentales d’accès à l’information et au savoir, qui risque tout simplement de s’évanouir si les accords ACTA venaient à être adoptés.
L’attention en France s’est focalisée ces derniers mois sur les péripéties du dossier Hadopi et son projet de riposte graduée. Les bibliothécaires, archivistes et documentalistes sont intervenus dans le débat et ont même réussi à faire adopter en pleine tempête parlementaire des dispositions en leur faveur.
Mais il faut bien voir que la loi Hadopi n’est qu’un jouet en fer blanc si on la compare à ce qui est prévu dans le cadre d’ACTA.
Pire, adopter de telles dispositions au niveau international dans un cadre plurilatéral pourrait provoquer un effet en cascade et verrouiller toutes possibilités d’évolution en limitant drastiquement la marge de manœuvre des législateurs nationaux. ACTA est dangereux autant par ce qu’il propose de mettre en place que par toutes les pistes alternatives qu’il risque de faire disparaître !
Or ces pistes existent bel et bien, tant au niveau mondial qu’européen, et les révélations au sujet d’ACTA interviennent au moment où des réflexions sur la refonte du droit d’auteur étaient en voie d’avancement et accordaient une place importante aux bibliothèques et à l’accès au savoir.
L’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle) avait décidé de lancer cet été de nouvelles négociations en vue d’un traité sur les exceptions et limitations au droit d’auteur, afin de rééquilibrer le système qui a été mis en place depuis 1996 à partir des deux grands Traités sur le droit d’auteur. Cette réflexion porterait dans un premier temps sur les exceptions en faveur des handicapés visuels, mais elle pourrait être élargie à l’enseignement et aux bibliothèques, à propos desquelles l’OMPI a conduit d’importants travaux de recherche.
Au niveau européen également, la Commission à travers la démarche du Livre vert « Le Droit d’Auteur dans l’économie de la Connaissance » appelle à une refonte de la propriété intellectuelle au niveau européen qui accorderait une plus large place à la liberté d’accéder et de faire circuler l’information. Dans toutes ces communications, la Commission fait un lien entre cet objectif et le rôle central que pourraient jouer les bibliothèques et cette position s’est encore affermie avec le grand débat sur la numérisation du patrimoine.
Ce sont ces potentialités et ces espoirs auxquels l’ACTA, dans la plus grande opacité et en dehors de toute lumière démocratique, pourrait porter un coup mortel en reverrouillant le système au plus haut niveau. Il deviendra tout simplement inutile de demander au législateur français ou européen d’opérer des réformes en vue d’un meilleur équilibre si notre pays ou l’Union s’engagent à mettre en oeuvre cet accord.
Dans plusieurs pays anglo-saxons, les associations de bibliothécaires se sont joints aux actions de lutte contre l’ACTA (c’est le cas en Australie et au Canada – voir ici). Mais c’est surtout aux Etats-Unis que les bibliothécaires se sont engagés le plus fortement, au nom de la défense des libertés dans l’environnement numérique et en faisant un lien direct avec le but de leur missions.
Vous trouverez ci-dessous une traduction que j’ai réalisée d’une synthèse publiée par la Library Copyright Alliance, organisme de lobbying des bibliothèques aux Etats-Unis. Ce document présente l’intérêt de détailler les dispositions d’ACTA qui peuvent avoir des répercussions sur l’activité des bibliothèques. Il montre aussi comment une plateforme peut être mise en place par la profession des bibliothécaires pour lutter contre cette menace.
ACTA préparait dans le plus grand secret une véritable Apo©alyspe, qui aurait immolé l’essentiel des libertés numériques au nom de la seule défense du droit d’auteur. Si rien n’est fait pour arrêter ce Juggernaut, alors oui : le numérique deviendra irrémédiablement différent ; les libertés dont nous jouissons dans nos vies matérielles ne pourront plus exister sur Internet et sans ces libertés essentielles, notre métier de bibliothécaire sera atteint dans son cœur même et jusqu’au plus profond de sa vocation.
Au lieu d’être les médiateurs vers toute la richesse de l’information en ligne, nous donnerons accès à un web aseptisé, surveillé, appauvri, jusqu’au jour où on nous demandera de devenir nous-mêmes des agents de cette répression !
Il y a longtemps qu’on nous alerte sur la menace ACTA (je vous invite à relire la série d’Astrid Girardeau dans Ecrans), mais c’est maintenant qu’il devient crucial de réagir.
Lisez sur ACTA ; informez-vous ; faites-vous une opinion ; parlez-en entre vous ;
Et quand vous aurez vu la face hideuse de la Gorgone, ne restez pas paralysés !
Mais saisissez tous les leviers qui sont en votre pouvoir pour que cela ne soit pas !
« Tout ce que vous ferez est dérisoire, mais il est très important que vous le fassiez quand même » Gandhi.
Pour aller plus loin, voyez ci-dessous : traduction libre par mes soins d’un extrait du texte « IssueBrief : Anti Counterfeiting Trade Agreement » publié par la Library Copyright Alliance le 15 octobre 2009.
Bibliothèques : des raisons de s’inquiéter
Le projet d’accord ACTA soulève de nombreux motifs d’inquiétudes pour la communauté des bibliothèques américaines. La principale concerne l’aggravation du déséquilibre que l’ACTA pourrait occasionner au sein du système de la propriété intellectuelle des nations participantes. Le dispositif prévu par ACTA s’appuie sur la mise en place de voies d’exécution renforcées dans la réglementation des Etats-Unis et de l’Union européenne, et il pourrait provoquer également un durcissement dans d’autres pays. L’accord pourrait contribuer à exporter dans d’autres pays un système répressif développé, sans pour autant y apporter le système des limitations et exceptions au droit d’auteur qui existent dans les droits américain et européen et qui viennent contrebalancer les mécanismes de protection des droits au nom de certains buts d’intérêt général. Sans des limitations et exceptions plus avancées pour mettre en balance les intérêts des titulaires de droits avec des considérations d’intérêt public, ACTA pourrait saper les fondements mêmes du droit d’auteur dans bien des pays.
Il est notoire qu’un déséquilibre existe déjà en ce qui concerne les limitations et exceptions au niveau des législations nationales, à cause de la tendance constatée à toujours renforcer le niveau de protection des droits d’auteur (accords TRIPS, Traité de l’OMPI sur les droits d’auteur, Traité de l’OMPI sur les Exécutions et les phonogrammes, Accords de libre échanges, avec pour effet l’extension de la durée des droits et la consécration légale des DRM. ACTA va aggraver ce déséquilibre et non seulement affecter les droits des citoyens des pays étrangers, mais aussi les entités américaines qui opèrent au-delà de nos frontières.
L’USTR (Office of the United State Représentative) soutient que l’ACTA n’aura pas pour effet de modifier le droit américain. Mais même si le régime prévu par ACTA est compatible avec le droit américain de la propriété intellectuelle tel qu’il existe actuellement, il pourrait tout de même produire des effets négatifs. Une fois adopté, ACTA pourrait limiter la possibilité pour les tribunaux et le Congrès de modifier à l’avenir le droit américain de la propriété intellectuelle. Le droit de la propriété intellectuelle est par essence évolutif ; il doit constamment être adapté aux besoins économiques et sociaux et aux avancées technologiques. Un système rigide établi de manière plurilatérale pourrait menacer cette flexibilité aux Etats-Unis, tout autant que dans d’autres pays, alors qu’elle est nécessaire pour adapter le droit de la propriété intellectuelle à leurs besoins futurs et laisser la porte ouverte à plusieurs scénarios.
Le 21 mars 2008, la Library Copyright Alliance (LCA) ainsi que d’autres organisations ont adressé à l’USTR une déclaration commune, en réponse à l’appel à commentaires publié le 15 février 2008 au Registre Fédéral. La déclaration insiste sur le fait que l’ACTA ne devrait pas être utilisé pour modifier la manière dont le droit américain de la propriété intellectuelle est appliquée, et que le champ d’application de ce traité devrait se limiter à la mise en oeuvre du droit et ne pas déborder sur le cœur même des règles de la propriété intellectuelle. Elle indiquait également que l’ACTA ne devait pas viser des activités couverte par des exceptions à un droit exclusif de propriété intellectuelle (comme le fair use). L’application d’ACTA ne devrait pas avoir pour effet d’entraver les relations commerciales légitimes, l’innovation, le respect dû à la vie privée des consommateurs, ainsi que à la libre circulation des informations.
Un sujet d’inquiétudes pour les bibliothèques concerne la portée des activités couvertes par le champ d’application d’ACTA. Bien que le résumé fournit par l’USTR indique que l’ACTA entendait se concentrer sur la contrefaçon et les infractions affectant les intérêts commerciaux, il y a des signes qui montrent qu’il pourrait avoir des répercussions sur des tiers innocents jouant un simple rôle d’intermédiaires, comme les Fournisseurs d’Accès à Internet. Le résumé indique que l’ACTA est conçu pour « répondre aux défis particuliers que les nouvelles technologies soulèvent vis-à-vis de l’application des droits de propriété intellectuelle, comme le rôle et les responsabilités les Fournisseurs d’Accès à Internet ».
La LCA soutient que l’ACTA devrait se limiter à la question de la contrefaçon commerciale et des infractions, et ne devrait pas viser des intermédiaires innocents, à commencer par les Fournisseurs d’Accès Internet. Nous affirmons aussi qu’ACTA devrait rester neutre du point de vue de la technologie et ne devrait pas imposer de nouvelles contraintes, obligations ou sanctions applicables spécifiquement aux activités en ligne. Le 18 septembre 2008, LCA adressa des commentaires supplémentaires à l’USTR à propos des dispositions d’ACTA portant sur Internet. Ils demandaient qu’aucune des discussions d’ACTA portant sur les questions liées à Internet n’aient pour effet de porter atteinte à la section 512 de la loi sur le droit d’auteur des Etats Unis qui conduirait à rompre le délicat équilibre mis en place par le Digital Millenium Copyright Act ou à aggraver la responsabilité des Fournisseurs d’Accès Internet.
Dans une autre déclaration commune à propos des aspects d’ACTA concernant Internet, datée du 14 juillet 2009, l’ALA (American Library Association) et d’autres organisations ont suggéré que les efforts pour lutter contre la contrefaçon et les infractions devaient être conduits de façon à bénéficier aux entreprises américaines et aux intérêts des consommateurs, plutôt que de les pénaliser. Cette lettre commune exprimait des inquiétudes à propos des dispositions d’ACTA relatives à Internet qui menaçaient de porter atteinte aux industries technologiques et à l’économie numérique. La lettre pressait l’USTR de retirer ces dispositions de l’ACTA, de rendre les documents servant de support aux négociations publics et de mettre en place des commissions consultatives avec des membres de la société civile et des acteurs d’Internet.
Il existe d’autres motifs d’inquiétude. Le projet d’accord comporte les premiers éléments de nouvelles exigences en matière de sensibilisation et de coordination entre les autorités chargées de l’application des règles de la propriété intellectuelle, ainsi que de nouvelles exigences qui vont créer tant au niveau central que des collectivités locales de nouvelles responsabilités en matière d’application des lois dans les Etats qui auront accepté l’accord. Celles-ci comportent la mise en place de campagnes publiques de sensibilisation. Dans sa déclaration commune, la LCA aborde la question de la sensibilisation des consommateurs et recommandant la mise en place de campagnes éducatives sur la propriété intellectuelle qui présente une vision juste et équilibrée à la fois tant des droits exclusifs que des limitations et exceptions et estime que les gouvernements devraient pouvoir disposer d’une véritable marge de manœuvre dans la manière de concevoir ce type de campagnes.
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