La nouvelle est tombée brutalement vendredi dernier : le site de streaming musical Grooveshark a fermé ses portes, après plus de huit années d’existence et une longue bataille judiciaire contre les majors de la musique, qui s’était conclue en 2014 par une cinglante condamnation pour violation du droit d’auteur. Sous la pression des ayants droit, les fondateurs du site ont préféré saborder leur navire et mettre un point final à l’aventure, plutôt que de devoir payer les 700 millions de dollars d’amendes auxquels la justice les avaient condamnés.
Le « message d’adieu » qui figure sur la page d’accueil de Grooveshark depuis vendredi dernier.
Il est extrêmement intéressant de revenir sur la trajectoire d’une plateforme comme Grooveshark, car sa destinée éphémère épouse les épisodes de la guerre au partage menée depuis des années par les industries culturelles. Et sa disparition nous renseigne aussi sur les conséquences de cette stratégie des ayants droit sur l’écosystème global de la musique sur Internet.
Un coup porté à la « Longue Traîne » de la musique
Grooveshark compte en effet parmi les successeurs de Napster, fermé par décision de justice en 2001. Apparu en même temps que Limewire par exemple, il prenait à l’origine la forme d’un réseau de P2P, Grooveshark fournissant un client pour effectuer du partage décentralisé. Son originalité était cependant de prévoir une rémunération pour les utilisateurs qui acceptaient de mettre en partage des fichiers (0,25$ le titre). Alors que l’on parle beaucoup aujourd’hui du Digital Labor et du « travail gratuit » que les plateformes font effectuer à leurs utilisateurs, Grooveshark avait sans doute quelque chose de visionnaire dans la manière dont il envisageait ses rapports avec les contributeurs. Mais ce modèle constituait aussi pour lui une stratégie, destinée à étoffer le plus rapidement possible son catalogue afin de surpasser celui des plateformes concurrentes.
Sur cet aspect de la profondeur de l’offre, Grooveshark avait en effet clairement une longueur d’avance sur ses concurrents et on le perçoit à travers les commentaires partagés sur Twitter par les internautes à l’annonce de sa fermeture. Nombreux sont ceux qui déplorent le fait de perdre avec leurs playlists des morceaux rares, qu’ils ne retrouveront pas sur « l’offre légale » de streaming musical, chez Deezer ou Spotify.
Grooveshark ferme, pas sauvegardé mes playlists. Quelques pépites découvertes resteront oubliées de moi à tout jamais.
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Joh Peccadille (@peccadille) May 02, 2015
Grâce aux recommandations, je cherchais de nouveaux noms, proches de mes goûts. Parfois j'achetais.
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Joh Peccadille (@peccadille) May 02, 2015
L’avantage de Grooveshark ne tenait d’ailleurs pas nécessairement au volume des titres disponibles, mais à leur diversité. Le catalogue de la plateforme avait donc cette vertu de matérialiser une forme de « longue traîne » en musique, dont l’existence ailleurs sur Internet est loin d’être évidente. Il en est ainsi parce que son contenu était directement « crowdsourcé » par ses utilisateurs à partir de la mise en commun de leurs bibliothèques personnelles. Mais alors que Grooveshark affichait clairement son intention de s’inscrire dans l’offre « légale », il n’a pas tardé à être attaqué par les titulaires de droits du secteur, l’accusant de favoriser la contrefaçon d’oeuvres protégées à grande échelle.
Du P2P rémunéré au streaming musical centralisé
Les industriels de la musique ont rapidement agité la menace d’une action en justice et en réaction, Grooveshark s’est mis à muter, en s’éloignant de plus en plus du modèle décentralisé. Il est devenu une sorte de « Napster in the Cloud », en se transformant en une plateforme centralisée de streaming musical, très proche en un sens de ce que YouTube représente pour la vidéo ou SoundCloud pour le son. Le projet de rémunérer les utilisateurs pour la mise en mise partage des fichiers sentait trop le souffre et il a rapidement été mis au placard. A la place, Grooveshark a cherché un terrain d’entente avec les majors en mettant en place un système de rémunération, basée sur un partage des recettes publicitaires et des abonnements proposés à ses utilisateurs. La plateforme a d’ailleurs réussi à conclure des licences avec EMI et des labels indépendants, mais pas avec le reste de la profession.
Car à leurs yeux, Grooveshark portait en lui une forme de « vice fondamental »: si les industriels de la musique toléraient l’existence d’un service fonctionnant sur le principe du partage des fichiers par les individus, ils acceptaient de revenir sur un des fondements du droit d’auteur, qui veut qu’une oeuvre ne peut être distribuée sous une forme donnée qu’avec l’accord des titulaires de droits. Ne parvenant pas à trouver d’issue légale pour son modèle, Grooveshark s’est alors abrité derrière la responsabilité allégée dont bénéficient les hébergeurs de contenu sur Internet au titre du DMCA (Digital Millenium Copyright Act) aux Etats-Unis. Une plateforme ne devient responsable pour un contenu mis en ligne par ses utilisateurs que si elle ne réagit pas rapidement pour le retirer une fois qu’il lui a été signalé. Or c’est ce point qui a causé la perte de Grooveshark : les ayants droit sont parvenus à prouver devant les juges que la société avait demandé à des employés de charger eux-mêmes de fichiers sur la plateforme, ce qui a eu pour conséquence de leur faire perdre le bénéfice du « safe harbour » (sphère de sécurité) prévu par le DMCA.
Après avoir commis une telle erreur, la fin de Grooveshark était inéluctable et l’occasion trop belle pour les titulaires de droits de faire un exemple en l’abattant devant la justice. Mais au-delà de ce motif de condamnation, on peut se demander qu’est-ce qui fait au juste la différence entre Grooveshark et des plateformes dite « légales » comme Deezer ou Spotify ? Qu’est-ce qui le différencie aussi fondamentalement de sites comme YouTube ou SoundCloud, toujours en ligne malgré la « zone grise » dans laquelle ils se situent également depuis des années ?
Quelle différence entre Grooveshark et « l’offre légale » ?
La différence est en réalité extrêmement ténue. On peut même dire que Deezer n’est rien d’autre qu’un Grooveshark qui a réussi. En effet, il est bon de rappeler qu’à ses origines l’aujourd’hui respectable Deezer a également subi des accusations de violation de droit d’auteur. Le champion français du streaming avait en effet réussi à trouver un accord avec la SACEM en ce qui concerne les droits des auteurs, mais pas avec les producteurs de musique qui l’ont longtemps menacé de procès. Ce n’est qu’après coup qu’une entente a pu être entérinée, mais Deezer a bien été obligé lui-aussi à une époque de « passer en force », en mettant les titulaires devant le fait accompli de l’existence d’une offre.
Un site très proche de Grooveshark a d’ailleurs existé en France. En 2003, Radio.blog.club avait essayé de mettre en place un modèle d’écoute en streaming gratuit, financé par de la publicité. C’était d’ailleurs à l’époque le concurrent d’un certain BlogMusik, qui se se transformera ensuite en Deezer après avoir réglé ses problèmes juridiques. Mais la sanction a été lourde pour lui, puisque le site a été condamné en 2012 par la justice, avec un million d’euros d’amendes à verser pour ses fondateurs.
La frontière entre l’offre « légale » et les sites pirates est donc bien plus floue que ce que l’on veut bien nous faire croire. Beaucoup des sites dits « légaux » ont commencé leur existence aux marges de la légalité. Par ailleurs, on remarquera qu’aussi bien Grooveshark que Radio.blog avaient clairement l’intention de rémunérer les artistes. Des plateformes »légales » comme Deezer et Spotify, toujours actives aujourd’hui, sont de leur côté régulièrement pointées du doigt pour les sommes dérisoires par écoute qu’elles reversent aux créateurs. Et peut-être est-il bon ici de rappeler que lorsque MegaUpload a été fermé en 2012 par une intervention manu militari du FBI, il était à la veille de lancer une offre MegaBox payante, dont 90% des revenus auraient été reversées aux artistes. Certains sont allés jusqu’à dire que c’est même sans doute une des raisons qui ont précipité sa perte, car les titulaires de droits auraient eu trop peur que leurs offres légales ne fassent soudain « pâles figures » à côté de cette nouvelle piste de financement pour les artistes.
La frontière entre le légal et l’illégal ne passe donc pas nécessairement par le fait de rémunérer ou non les créateurs…
Comment les plateformes « achètent » leur survie…
Pourquoi les ayants droit se sont-ils acharnés à ce point sur Grooveshark, alors qu’ils laissent subsister des plateformes proches dans leurs principes de fonctionnement, comme YouTube ou SoundCloud ? Certes, il y a bien sûr le fait que Grooveshark a commis l’énorme erreur de faire partager des fichiers à ses propres employés, ce qui le rendait beaucoup plus facile à abattre en justice. Mais au-delà de cela, YouTube et SoundCloud ont accepté de faire évoluer graduellement leur modèle pour trouver un terrain d’entente avec les titulaires de droits.
YouTube a par exemple des accords de redistribution de recettes publicitaires qu’il génère avec certains producteurs, ainsi qu’avec des sociétés d’auteur comme la SACEM en France. Par ailleurs, il a déployé un système de filtrage automatique des contenus chargés par ses utilisateurs, le fameux ContentID, dit aussi « Robocopyright ». Cet algorithme fonctionnant à partir d’empreintes des fichiers fournies à YouTube par les titulaires de droits assure une forme de « police privée du droit d’auteur », en distribuant des sanctions (les « strikes ») aux utilisateurs qui chargent des contenus sans respecter le droit d’auteur. Le système permet à la plateforme d’exercer une surveilance constante des contenus, sans perdre le bénéfice de sa responsabilité allégée.
SoundCloud a connu exactement la même trajectoire. Un robocopyright a aussi été progressivement déployé pour filtrer les contenus et la plateforme a récemment noué un partenariat avec la société Zefr pour améliorer son efficacité. Cette évolution lui a permis de commencer à nouer des accords avec Warner Music, mais les négociations continuent toujours avec les autres majors. Au passage, l’implantation du robot a eu des conséquences non négligeables pour les utilisateurs. Car SoundCloud a longtemps été réputé comme un lieu privilégié sur la Toile pour le partage des mixes et des compilations de DJs. Or son algorithme repère automatiquement les empreintes des oeuvres qu’il est chargé de surveiller, sans distinguer s’il s’agit de morceaux entiers ou d’extraits réutilisés dans des créations dérivées. Depuis quelques temps, les DJ postant leurs mixes sur SoundCloud font donc l’objet de sanctions à répétition, et une grande vague de retraits a même commencé depuis le partenariat avec Zefr, à tel point que la communauté envisage à présent de migrer. SoundCloud en sera plus « propre », mais aussi bien plus pauvre…
D’une certaine manière, on peut dire que deux plateformes comme YouTube et SoundCloud ont « acheté leur survie » en acceptant de déployer ces systèmes de police privée du droit d’auteur. Pour les utilisateurs, cela signifie aussi qu’il faudra dorénavant se soumettre à une forme de « robotisation » de l’application du droit, provoquant de plus en plus de dommages collatéraux.
Même s’il change profondément leur nature, ce « deal » peut s’avérer juteux pour les plateformes. YouTube par exemple a lancé depuis la fin de l’année une offre de musique en streaming sur abonnement à partir des contenus partagés sur sa plateforme. En termes de profondeur de catalogue, il est le seul qui puisse être comparé à Grooveshark, parce que son principe repose aussi sur une alimentation par la foule.
Son modèle passera par des abonnements proposés aux utilisateurs en échange d’une suppression de la publicité qui devient de plus en plus envahissante sur YouTube. Evidemment, YouTube – et Google derrière lui, propriétaire du site – a négocié le montage de cette offre avec les majors de la musique. Mais la plateforme n’a pas hésité au passage à utiliser sa puissance pour tordre le bras des producteurs indépendants, qui ont été sommés d’accepter des termes contractuels défavorables sous peine d’être éjectés de l’offre gratuite.
En attendant l’extra-judiciarisation de la censure…
Le seul point « positif » – si l’on peut s’exprimer ainsi – dans la fermeture de Grooveshark, c’est qu’il aura quand même fallu un procès en bonne et due forme pour arriver à ce résultat. On reste encore dans le cadre d’une décision de justice, offrant un minimum de garanties pour les droits de la défense. L’étape suivante que visent à présent les titulaires de droits, c’est d’être en mesure de contourner la justice pour faire pression directement sur les plateformes avec l’appui de l’Etat.
C’est une tendance lourde que l’on voit actuellement monter à travers des concepts comme « l’auto-régulation des plateformes » ou la mise en place de moyens extra-judiciaires de lutte contre la « contrefaçon à échelle commerciale », telle la Charte récemment négociée en France sous l’égide du Ministère de la Culture à propos de la publicité en ligne. Le prochain Grooveshark ne sera pas condamné par un juge : il sera éjecté de l’écosystème par un système de censure privée organisé sur une base contractuelle entre les titulaires de droits et des intermédiaires. C’est d’ailleurs ce qui avait commencé avec Grooveshark, puisque Google avait accepté en 2013 de ne plus afficher le site dans ses suggestions de recherche, avant même que le jugement final ne soit rendu en 2014. Ce type de réactions des intermédiaires techniques risque de se généraliser.
L’évolution du streaming dans la musique montre d’ailleurs à quel point un concept comme celui de « contrefaçon commerciale » ou de « site massivement contrefaisant » est évanescent. La différence entre Deezer, YouTube et Grooveshark n’est qu’une différence de degrés et pas de nature. Ceux qui acceptent « d’acheter leur survie » pourront subsister, mais à condition d’évoluer vers des modèles de plus en plus problématiques pour le respect des libertés…
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La fin de Grooveshark n’est qu’un épisode de plus dans la guerre globale au partage qui se livre aujourd’hui. Cette issue brutale doit aussi nous rappeler que le meilleur moyen de résister – et de rendre l’écosystème du partage sain et résilient – est de favoriser les formes de partage non-marchand les plus décentralisées, comme le P2P. C’est d’ailleurs là, et notamment au sein des communautés privées de partage, que subsiste encore dans toute sa richesse la « Longue Traîne de la musique ». Ces dispositifs s’appuyant sur une architecture distribuée ont en effet la vertu d’éviter la constitution de plateformes centralisés pouvant être abattues en justice, ou pire, transformées progressivement en monstruosités sous la pression des titulaires de droits.
Et au-delà, il reste essentiel de réclamer la légalisation du partage non-marchand et la mise en place de financements mutualisés pour la création, comme la contribution créative, qui sont les seuls moyens à la fois de sortir de cette spirale répressive et d’assurer une rémunération équitable des créateurs.
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